Horia Capusan
Le grand combat – Analyse imaginaire de Jules Verne
Que Jules Verne soit un auteur d’une inventivité épique extrême, cela est vrai jusqu’à la banalité. Mais il est tout aussi vrai que ses œuvres, quelques différentes qu’elles soient, ont toujours un air de famille : des leitmotivs très communs qui se répondent, même s’ils sont éparpillés dans des structures assez diverses, ou encore des personnages qui se ressemblent d’une façon patente (comme se ressemblent les héros du théâtre chinois ou japonais)1. Le maître plein d’initiative et de sang-froid, « le second » ferme et fidèle, le serviteur dévoué et pittoresque ou au contraire paresseux et lâche, le bandit sans scrupules, sont des personnages qui migrent d’un texte à l’autre. Quant aux situations, il suffira de donner quelques exemples. L’épisode de l’enlèvement de plusieurs personnes par quelqu’un qui s’est mis d’une façon ou d’une autre en dehors du monde humain est présent dans Vingt mille lieux sous les mers ou dans Robur le conquérant. L’épisode de l’île qui semble déserte et ne l’est pas en fait apparaît dans L’île mystérieuse et dans Le phare du bout du monde ; on pourrait ajouter à cela l’île Chairman de Deux ans de vacances qui a été habitée par Jacques Baudouin et sera envahie par des pirates (comme l’île Lincoln a failli l’être). Le motif du voyageur poursuivi lui-même sans le savoir est au cœur de deux romans : Le tour du monde en quatre-vingts jours et Le pilote du Danube. Le motif de l’animale blessé qui signale la présence de l’Autre se retrouve dans Deux ans de vacances, dans L’île mystérieuse et dans Le phare du bout du monde2 ; le sauvetage d’un ou de plusieurs prisonniers par un appareil volant dans Cinq semaines en ballon tout comme dans Robur le conquérant ; et nous n’avons rien dit encore du motif de la robinsonnade. Cette liste pourrait être allongée à souhait.
Or, si cela est vrai, on pourrait, peut-être plus facilement pour Jules Verne que pour d’autres romanciers, retrouver une structure thématique (ou même hasardons un autre terme, mythique), une suite d’archétypes qui se développe d’une manière plus ou moins évidente dans tout cette œuvre. Et nous pressentons que le foudroyant succès de ce romancier n’est pas étranger, peut-être, à ce plaisir de retrouver les mêmes archétypes dans des variations infinies, comme dans les contes de fée.
1. Le conflit vernien
Et d’abord un constat général s’impose : la structure de la prose vernienne ne peut jamais être conçue sans au moins un combat. Certes, le roman, même dans ses formes les moins conventionnelles, ne saurait se passer d’un noyau conflictuel. Mais il peut ne pas être explicite ; ou bien il peut se borner à un conflit entre « deux âmes » du même personnage, ou il peut opposer un personnage à des forces plus ou moins diffuses (la société, l’argent, le temps comme chez Proust). Par contre, chez Jules Verne, le combat est toujours explicite ; les opposants sont toujours définis (tel ou tel personnage, tel ou tel lieu) et si pas tous les personnages en sont conscients du moins un personnage l’est ; cela se voit tout à fait clairement dans ces romans ou cet « air de conte de fée » est le plus présent et qui finissent par un combat singulier, comme les combats du Făt-frumos (Prince charmant) des basme roumains contre l’ogre ou l’odieux zmeu ; Michel Strogoff contre Ivan Ogareff (Michel Strogoff) ; Serge Ladko contre Ivan Striga (Le pilote du Danube) ; Vasquez et John Davis contre Carcante et Vargas (combat «double», Le phare au bout du monde), Marcel Bruckmann contre Herr Schultze (Le cinq cents millions de la Bégum). Mais cela n’est pas moins vrai pour d’autres situations : Michel Strogoff n’a pas à lutter seulement contre Ivan Ogareff et Feofar-Khan, mais aussi contre la distance entre Moscou et Tomsk ; Phileas Fogg (Le tour du monde en quatre-vingt jours) contre la distance « de Londres à Londres » mais aussi contre Fix ; Serge Ladko non seulement contre Striga, mais aussi contre le Danube des sources jusqu’à Roustchouk (et au Delta du Danube), les Douglas, Helen et Robert Grant et leurs amis contre Ayrton, mais aussi contre une distance qui semble se prolonger à l’infini. S’il n’y a pas d’opposant personnel ou si celui-ci est moins présent, l’espace l’est toujours (d’ailleurs nous verrons aussi la fonction de cet espace); le professeur Lidenbrock, Axel et Hans (Voyage au centre de la terre) contre les entrailles de la terre ; Samuel Fergusson et les siens contre l’Afrique (Cinq semaines en ballon), Len Guy et les siens contre l’Antarctique (Le sphinx des glaces), conquise aussi par le Capitaine Némo ; et les robinsons verniens, avant de livrer d’autres combats, doivent apprivoiser leur île3. Cette manière conflictuelle d’envisager le récit explique aussi certains aspects du personnage vernien. D’abord, des personnages qui sacrifient tout à la lutte, qui ne vivent que pour la lutte, ne sont pas des personnages complexes; ils ne peuvent pas se permettre le luxe de réfléchir ou de douter car, comme le dit Hamlet, la pensée détruit l’action. Par contre, le personnage vernien semble fait « d’un seul bloc »; ses doutes, ses moments de désespoir ne l’empêchent point d’agir. Même lorsqu’il change, il ne se dément pas en fait ; Ayrton (L’île mystérieuse), héros du mal absolu, deviendra héros du bien absolu, de même que Forbes dans Deux ans de vacances ; ils seront tout aussi « monolithiques » dans les deux cas. Ce caractère du héros, certains romantiques l’attribuaient déjà au récit légendaire.4
Une autre caractéristique très typique de ce personnage ou plutôt de sa façon d’être représenté : la focalisation sur son extériorité. Cela ne veut point dire que le personnage vernien manque tout à fait d’abîmes psychologiques. Ayrton, après sa récupération par Pencroff et Harbert, Kongre (Le phare au bout du monde) restés seuls, sont-ils en proie à quelque drame dostoïevskien ? Cela est très probable : mais de toute façon, nous ne le voyons pas ; comme nous ne savons rien du combat douloureux qui doit certainement agiter l’âme de Len Guy. Même en proie au déchirement intérieur, le personnage vernien reste de marbre ; et les récriminations, la peur, les larmes, la fuite même sont réservées aux médiocres et aux lâches de tous bords : Hearne dans Le sphinx des glaces, Will Haley dans Les enfants du capitaine Grant, Frycollin dans Robur le conquérant, Soun dans Les tribulations d’un chinois en Chine. De ce point de vue, le héros typiquement vernien, c’est Phileas Fogg.5
Mais qui dit lutte dit aussi combattants. Il faut voir alors quels sont ces combattants.
2. Le héros
Le héros est chez Jules Verne le personnage qui, d’une manière générale, lance un défi au monde et aux autres, l’être exceptionnel qui veut encore se surpasser. Il est celui qui veut vaincre ses limites. S’il n’y a pas de récit vernien sans lutte explicite, il ne peut pas en exister sans auto-dépassement non-plus. Tous ces personnages font non seulement ce qui n’a point été fait jusqu’à eux, mais aussi ce qu’on considère comme impossible à faire, ou encore ce que l’on considère comme une folie. C’est pour cela qu’aux yeux des autres, plus « raisonnables », des personnages tels que Lidenbrock, Samuel Fergusson, Phileas Fogg, Len Guy apparaissent comme des fous furieux, ou dans d’autres situations (c’est le cas notamment de Phileas Fogg et de Serge Ladko) on leur prête d’autres mobiles, moins honnêtes. Mais telle est la force charismatique de ces héros que souvent les sceptiques sont convaincus et deviendront eux-mêmes des héros : c’est ce qui arrive à Dick Kennedy dans Cinq semaines en ballon, à Jeorling dans Le sphinx des glaces, à Axel dans Voyage au centre de la terre, au capitaine dans Le pilote du Danube, à Nicholl dans Autour de la Lune ; Karl Dragoch, d’abord opposant de Ladko, se joindra finalement à lui.
Ce caractère exceptionnel du héros vernien ne laisse pas de se manifester par des marques très nettes. D’abord, par l’aspect même du personnage. Il peut être blond comme Serge Ladko dans Le pilote du Danube ; or le blond est le prototype du héros solaire et céleste, comme Thor, le dieu massacreur de géants dans la mythologie scandinave ; Thor est blond, de même que maints Făt Frumos des basme roumains ou bogatyr des bylina russes. Il peut être d’une hauteur peu commune, comme le même Ladko, ou encore Thalcave dans Les enfants du capitaine Grant (d’ailleurs le géant est un habitant de la terre primitive ; ce n’est pas par hasard si Paganel cherche des géants dans cette terre primitive qu’est l’Amérique du Sud). Encore plus que la hauteur, la force herculéenne est une marque du héros. Cela se voit dans Michel Strogoff, dans le même Serge Ladko, dans Dirk Peters (Le sphinx des glaces), dans Ned Land (Vingt mille lieux sous les mers) ou même dans ce personnage ambigu, héros devenu opposant, qu’est Robur. L’acuité de certains sens aussi montre le héros. Cela est vrai pour la vue (Pencroff, de nouveau Dirk Peters, Ned Land, Alcide Jolivet) ou l’ouïe (Harry Blount ; ces deux derniers personnages de Michel Strogoff se complètent l’un l’autre). Il peut avoir comme attribut le maniement de certaines armes ; Thalcave veut dire le « tonnant » – une qualité des dieux célestes (Zeus, Thor, Indra, Taranis, Perun, entre autres) ; de même que pour les “chasseurs” Dick Kennedy (Cinq semaine en ballon) ou Gedeon Spilett (L’île mystérieuse) ou Doniphan (Deux ans de vacances). La capacité de commander aux animaux est un autre signe du héros (Thalcave, ce personnage providentiel, « héros associé » aux autres obtient un cheval rien qu’en sifflant) et les robinsons de Jules Verne deviennent souvent des apprivoiseurs6 (le pouvoir sur les animaux étant, dans la pensée archaïque, surtout chez les peuplades de chasseurs, un privilège des êtres exceptionnels – chamanes, sorciers, déesses de la chasse ou autres). Il en va de même pour certaines qualités indispensables au héros : courage, caractère fort, persévérance, sang froid7, mais toutes ces qualités peuvent apparaître aussi chez les opposants. La connaissance approfondie de certains domaines scientifiques ou techniques est une marque du savant-héros. Chez Dirk Peters, même le fait d’avoir franchi déjà les limites de l’Antarctique et d’avoir mangé de la chair humaine constitue un indice du caractère héroïque. Elles sont toutes les deux des violations d’un tabou inviolable ; or celui qui viole impunément ces tabous ne peut être qu’une personne hors du commun.
2.1. Types de héros
2.1.1. Le chasseur
Rien qu’à parcourir cette liste, on est frappé du nombre des héros qui sont chasseurs ou encore baleiniers : Dick Kennedy, Doniphan, Gedeon Spilett, Ned Land, Michel Strogoff (même Kin-Fo, lorsqu’il doit lutter contre un squale, devient un peu baleinier) ou encore pécheur (Serge Ladko). Et cela se passe pour plusieurs raisons. D’abord, parce que l’art de la chasse ou de la pêche demande de la manière la plus claire les qualités morales requises pour être héros. Mais il y a plus : pour la pensée archaïque celui qui chasse est, par définition, un être exceptionnel : car il dispose de la vie des animaux8 et par ce biais il entre en communication avec le monde des esprits. Ce caractère exceptionnel du chasseur se retrouve chez Jules Verne ; celui-ci joue le rôle du bon gardien comme Dick Kennedy ou Gedeon Spilett qui lutte contre les léopards. Sa présence assure donc la sécurité de l’expédition, il est comme une sorte de garantie vivante contre tous les dangers. Une autre fonction importante du chasseur est celle de fournisseur de nourriture, il est celui qui nourrit le groupe. Au besoin, tous les membres du groupe peuvent devenir chasseurs ou pécheurs comme dans Deux ans de vacances. Cette fonction de protecteur du chasseur est très présente dans la personne de Michel Strogoff (la lutte avec l’ours), la seconde, celle de fournisseur de nourriture, chez Dick Kennedy – toutes les deux assurant le salut du groupe.
Il est vrai que la figure du chasseur est chez Jules Verne souvent très ambiguë. Si Ned Land, celui qui finalement sauvera ses deux compagnons est baleinier, Hearne l’est aussi. La crise de désespoir de Dick Kennedy dans le désert, l’orgueil et l’insoumission de Doniphan, cet allié qui a failli devenir opposant, « les colères de Ned Land » sont des indices de cette force qui, détournée du bon chemin, peut produire des catastrophes. Et il faut toute la force d’esprit de Michel Strogoff pour résister à la tentation de frapper l’inconnu qui veut prendre son tarentass ; la seconde fois, il frappera Ogareff du fouet9.
2.1.2. Le marin
À la liste des qualités nécessaires pour devenir un héros on pourrait ajouter l’habileté dans l’art de la navigation. Les héros qui sont des marins ou d’anciens marins dans l’oeuvre de Jules Verne sont innombrables ; même près du centre de la Terre, on devient marin, par nécessité, sur la mer Lidenbrock. Et nombre des « chefs » de Jules Verne, de ceux qui dominent leur groupe sont des marins (Len Guy, Mathias Sandorff, le capitaine Hatteras, le capitaine de quinze ans) ; Briant joue le rôle du marin avec beaucoup de succès. D’autres sont des adjuvants, mais très proches de leur chef (comme le capitaine du Duncan ou son second Tom Austin dans Les enfants du capitaine Grant). Et les deux héros du Phare du bout du monde sont un ancien marin (Vasquez) et un second (John Davis). Cela est dû à plusieurs raisons. Ce n’est pas seulement l’admiration de Jules Verne pour tout ce qui a trait à la mer ; mais aussi la fonction mythique du marin qui relève à la fois du chasseur, du gardien (il protège le navire et ses passagers contre « les mauvais esprits de la tempête ») et du psychopompe – il a accès au monde marin, monde qui fait partie des zones non-humaines, voir infernales. Or, celui qui vit isolé dans ces zones acquiert sans aucune doute un grand prestige symbolique.
Il est vrai que, tout comme dans le cas du chasseur, ce prestige symbolique ne laisse pas d’être ambivalent. Si Pencroff, un des personnages verniens les plus sympathiques, est marin, il y en a aussi d’autres plus inquiétants (le capitaine Némo, personnage qui en même temps savant, artiste, haïdouk misanthrope et terroriste ; Robur (dont l’Albatros n’est en fait qu’une large barque volante et qui a son second et son équipage comme tout navire) a déjà dans Robur le conquérant les manières d’un « pirate de l’air », il deviendra encore plus menaçant dans Maître du monde. Et un marin peut facilement devenir aussi pirate tout bonnement ; c’est ce qui arrive aux matelots révoltés de Deux ans de vacances ou à Kongre et Carcante dans Le phare du bout du monde ou encore à Ayrton. Ce n’est pas par hasard si à côté du marin apparaît il est vrai, plus rarement – le soldat aussi, personnage moins imprévisible et plus discipliné, le major MacNabbs dans Les enfants du capitaine Grant en étant l’exemple typique. Phileas Fogg lui-même, pour réussir, devra employer des méthodes de « pirate » et d’« écumeur de mer » comme le qualifiera d’ailleurs le capitaine Speedy.
2.1.3. Le savant et l’ingénieur
Ces rôles peuvent être réunis en un seul, comme dans le cas de Cyrus Smith (L’île mystérieuse) ; ou l’ingénieur, le savant et l’explorateur ne font qu’un comme dans Cinq semaines en ballon (Samuel Fergusson) ; ou le savant n’est que savant (Paganel ou Lidenbrock). Mais, en tout cas, ce personnage est complémentaire du marin et du chasseur ; ceux-ci sont trop souvent colériques, indisciplinés, insoumis, le savant et l’ingénieur apportent souvent le sang froid et la capacité de réfléchir qui est nécessaire aux grands projets. Mais la caractéristique essentielle de ce personnage c’est qu’il partage un savoir qui lui assure un statut privilégié ; il jouera alors naturellement le rôle de chef (Cyrus Smith, Lidenbrock), ou de guide (Paganel). L’autorité va de pair dans ce cas avec la sagesse.
Deux exemples suffiront : ce sont deux personnalités contrastantes, comme tempérament, mais semblables sur beaucoup d’autres points. D’abord le sobre Cyrus Smith ; son nom même indique le réunion de l’autorité (car son prénom renvoie à un bon empereur biblique, libérateur des hébreux) et du savoir magique (Smith, son nom renvoie au forgeron, avec tout le prestige qui se rattache à cette figure mythique10). Et même s’ils ne sont basées que sur « les miracles » de la physique et de la chimie, ses exploits qui créent une civilisation à partir de rien pratiquement ne sont pas moins des miracles.
De l’autre côté, le bruyant Paganel. Malgré son air étourdi, c’est finalement toujours un sage qui se montre en lui. Sa nyctalopie le rapproche du hibou – symbole traditionnel de la sagesse (de même, la forme de sa tête). Dans d’autres circonstances, il agit clairement en sacerdoce ; par exemple, quand il « sent » dans la chair de guanaque un danger imminent (comme certains devins romains qui consultaient les organes des oiseaux pour connaître le futur) ; ou quand installé sur les branches les plus hautes d’un arbre et invisible aux yeux des autres qui le consultent il leur répond par une surprenante révélation (on connaît l’association des pouvoir prophétiques et des arbres sacrés, à Dodone par exemple) ; ou lorsqu’il se charge d’interpréter ce signal de la Providence qu’est le billet du capitaine Grant (il sera même très près de la vérité) ; ses invocations aux muses le montrent familier d’Apollon, comme tout clairvoyant ; sa mémoire fabuleuse n’est qu’un autre don de l’aède inspiré ; même sa distraction (providentielle d’ailleurs elle aussi) montre qu’il est possédé par l’inspiration11.
2.1.4. L’enfant
On ne peut pas terminer ce bref aperçu sans accorder quelques lignes à la figure de l’enfant ou plutôt de l’adolescent. Le capitaine de quinze ans n’est qu’un autre avatar de l’enfant sauveur décrit par Jung12 ; le « pensionnat de Robinson » soumis aux épreuves d’un Bildungsroman apparaît dans Deux ans de vacances. Mais, c’est Robert Grant qui est la figure la plus poignante du point de vue mythique. En attirant vers lui les loups rouges, il montre cette qualité du héros qu’est la domination des animaux et l’incident de son enlèvement par un condor montre sa destinée exceptionnelle (on sait que Romulus est devenu roi de Rome parce qu’il a vu plus de vautours que Rémus. Une légende byzantine disait que le futur empereur Basile Ier lorsqu’il n’était encore qu’un simple fils de paysan avait été couvert par les ailes d’un vautour ; dans les deux cas, le vautour se rattache aux symboles de la royauté).
3. L’adjuvant
Cette catégorie comprend les personnages qui n’ayant ni le prestige mythique du chasseur ou du marin, ni le savoir du savant ou de l’ingénieur restent quand même des personnages très importants, voire indispensables. Dans certains romans (Cinq semaines en ballon, Vingt milles lieux sous les mers), le groupe des personnages semble se ranger d’après la triade dumézilienne : souveraineté, pouvoir militaire – fonction économique. Dans cette triade, c’est au servant (Joe, Conseil), figure omniprésente chez Jules Verne, qu’est dévolue la fonction économique ; il préparera la nourriture. Mais son rôle ne s’arrête pas là, les deux servants déjà nommés sont des doubles inséparables de leurs maîtres qu’ils suivent partout. En même temps ils jouent un rôle de contraste et d’équilibre par rapport au caractère colérique des « militaires » Ned Land ou Dick Kennedy. Un personnage encore plus complexe c’est Passepartout (Le tour du monde en quatre-vingt jours) qui a conservé quelque chose du saltimbanque qu’il a été ; sa facilité de se masquer (visible en Inde et au Japon) le rapproche du magicien (et l’on sait que Jules Verne a écrit un roman où les personnages principaux sont des saltimbanques).
Mais parmi ces personnages, c’est le personnage le moins spectaculaire, le taciturne Hans du Voyage au centre de la terre qui mérite le plus une discussion à part. Ses longs cheveux blonds le rapprochent évidemment du héros solaire. Il est aussi chasseur, mais pas un chasseur comme Dick Kennedy ou Ned Lands, ses traits les plus poignants sont ceux du psychopompe. C’est lui qui guide les deux autres personnages jusqu’au volcan Sneffels, ouverture qui comme l’Averne de l’Enéide assure la communication avec le monde des morts (des squelettes, des animaux antédiluviens, des formes préhistoriques). C’est lui qui guide aussi la descente, mais c’est toujours lui qui protège Axel au cours de l’éruption volcanique, c’est lui qui découvre le petit ruisseau qui portera son nom. Il connaît des plantes qui peuvent guérir les blessures, tout cela le montre très familier du monde souterrain. Il parle très peu, par monosyllabes, or, la caractéristique des morts c’est qu’ils ne parlent pas ; mort muet pour la pensée archaïque ne font qu’un13. Et il est troublant que les deux autres voyageurs lui attribuent le poignard qui appartenait en fait à Saknussemm. N’est-il pas comme lui un mort, un revenant ; n’a-t-il pas été envoyé par l’autre Islandais pour les conduire là où il a voyagé ?
Enfin, les inséparables Craig et Fry sont un autre type d’adjuvants dans Les tribulations d’un Chinois en Chine. Leur ressemblance totale dans le rôle social, dans leurs habitudes et même dans leur langage les rend pratiquement des jumeaux. Or on connaît la fonction apotropaïque des jumeaux : ce sont des êtres qui peuvent protéger la moisson en exécutant eux-mêmes les travaux14. Les deux Américains ont comme fonction mythique d’éloigner la mort pour qu’elle ne puisse point frapper leur richissime client15.
4. L’opposant
C’est une catégorie vaste et un peu hétéroclite, que celle de l’opposant vernien, comprenant des personnages comme le Capitaine Némo ou Robur, qui ont des caractéristiques claires des héros, mais qui pour une raison ou une autre s’opposent à ceux-ci, mais aussi des personnages franchement odieux cette fois, comme les pirates de L’île mystérieuse, Ayrton dans sa première phase, où encore Ivan Ogareff, Ivan Striga, Kongre, Carcante, les matelots révoltés de Deux ans de vacances, Hearne ou bien d’autres encore. Mais leur caractéristique commune c’est qu’ils se sont mis d’une façon ou d’une autre en dehors de la loi commune et par conséquent de la société des hommes. Ils sont devenus soit tout simplement des délinquants, comme les personnages cités dans la dernière catégorie, soit ils se sont exilés volontairement de la terre pour explorer le domaine de l’air (Robur) ou des océans – le capitaine Nemo. Mais il faut quand même noter que tout les deux se réservent encore le droit de se mêler aux affaires des autres. Il faut tout de suite noter que, sauf dans quelques écrits plus ou moins de jeunesse comme San Carlos, Jules Verne ne partage aucunement la sympathie romantique pour les hors-la-loi ; même le capitaine Nemo devient franchement antipathique avec ses actes «terroristes»16. Sa fonction est toujours destructrice ; malgré les qualités qu’il peut avoir, il est toujours un ferment de décomposition, de mort ; ce sont toujours de personnages qui ne peuvent point vivre avec les autres, et quelle que soit la cause de leur rupture, depuis la déception amoureuse de Striga jusqu’aux parti pris politiques de Nemo, elle sera toujours maléfique pour les autres. Ce sont des isolés qui menacent la société ou, au moins, une partie d’elle.
Comment reconnaître un tel personnage ? D’abord par son nom : le nom du Capitaine Nemo indique une inconnue, or on sait que pour la pensée archaïque une personne qui n’a pas de nom défini est un mort ; et ce n’est pas hasard si son Nautilus est d’abord pris pour une baleine, car cet homme qui vit exclusivement dans le monde liquide est non-humain et les trois prisonniers seront eux aussi, pendant leur captivité, morts pour le monde. Ayrton lui aussi n’a pas de nom défini – il est soit Ayrton, soit Ben Joyce et Mac Nabbs le dit d’ailleurs – il s’écrit Ayrton, mais il se prononce Ben Joyce ; Kongre a un nom qui a toutes les chances d’être faux et on ne sait pas d’où il vient. D’autres, au contraire, sont très bien caractérisés par leur nom. Striga n’est pas un nom très bulgare, mais il est très significatif – il renvoie à un oiseau de nuit. Et il n’y a qu’un mot français qui ressemble très bien à Ogareff : ogre.
Dans d’autres cas, c’est le physique qui trahit l’opposant : la laideur de Kongre, d’Ogareff, rendue encore plus poignante par la blessure faite sur son visage, l’expression méchante de Striga. De nouveau comme dans les contes de fée ou dans le théâtre chinois ou japonais, la laideur physique s’associe à un caractère détestable ce qui est le cas, par exemple, de Herr Schultze. Tous, sans exclure le Capitaine Nemo ou Robur, sont impulsifs et durs jusqu’à la cruauté ; certains sont des traîtres, Hearne ou Ogareff. Et l’on doit ajouter que Striga et Ogareff changent de forme, comme tout zmeu (ogre) qui se respecte.
Mais rien ne montre mieux ce caractère pervers de l’opposant que sa propension à se substituer aux vrais héros ou à les tromper, ou à les trahir. Ogareff prend la place de Michel Strogoff, Striga celle de Serge Ladko. Kongre et Carcante, en faisant tuer Felipe et Moriz, se substituent symboliquement à eux. Hearne trahit l’équipage de la Halbrane, Ayrton utilise même son identité véritable pour tromper les autres17. Rien ne montre mieux cette action destructice que l’intrigue du Phare du bout du monde ; en tuant deux gardiens et en isolant le troisième, la bande de Kongre s’empare du phare qu’elle éteindra ensuite. Or, on sait que, symboliquement, le feu se rattache aux figures de la protection : le feu éloigne les mauvais esprits, tient en échec les forces obscures de la nuit – c’est ce que fait aussi le phare. Dès lors, la lutte contre les pirates devient une lutte pour posséder l’élément ignique et les pirates ne seront définitivement vaincus que lorsque le phare sera rallumé.
Une figure qui peut parfois rejoindre, mais jamais d’une manière définitive, le camp de l’opposant et agir comme lui c’est le détective. C’est que, à travers une série d’erreurs, le héros peut être pris lui-même pour son opposant : soit que l’opposant a intérêt à perpétuer l’erreur, comme dans Le pilote du Danube, soit que c’est un pur malentendu, comme dans Le tour du monde en quatre-vingts jours. Mais, une fois reconnue l’erreur, le policier se situera tôt ou tard du côte du héros et, même, comme Karl Dragoch, il deviendra son adjuvant. Le détective qui reconnaît son erreur, par cela même appartient au contexte de la réintégration.
5. L’espace
D’un point de vue actantiel, il est clair qu’il faut ranger aussi l’espace (ou plutôt tel ou tel espace particulier) entre les personnages verniens. Et, en effet, mirifique, imposant, hostile, écrasant, miraculeux, cet espace est tout ce qu’on veut, sauf un espace indifférent. Rien n’est plus étranger à Jules Verne que ces espaces raréfiés jusqu’à l’absence, si typiques pour certains romans modernes. Au contraire, l’espace de Jules Verne acquiert une grande densité (visible surtout dans les longues descriptions ou dans les listes détaillées de poissons, oiseaux, animaux ou végétaux). Et, bénéfique ou non, cet espace ne s’offre jamais à l’homme, il doit être conquis. L’homme n’est jamais « maître du monde », il doit s’imposer comme tel. Si le savant cumule aussi un rôle de chef, si la science s’allie à l’autorité, comme dans la première figure de la triade dumézilienne, c’est que justement il est celui qui peut assurer cette conquête.
Et, à vrai dire, pour Jules Verne, tout déplacement est une sorte de hybris. Il y a très peu de personnages verniens qui soient satisfaits de leur espace et de leur situation. On peut citer Atkins ou le capitaine Glass, dans Le sphinx des glaces ; chez le dernier, d’ailleurs, ce contentement prend même des allures de fanfaronnade. Et cette hybris est encore plus nette s’il s’agit d’atteindre un point qui n’est pas comme les autres. Michel Butor, dans son étude prémonitoire sur l’imaginaire de Jules Verne, soutient que le voyage au pôle est une figure de l’imaginaire vernien18. Mais on peut dire la même chose du voyage en longitude. Phileas Fogg fait le tour du monde (est de plus en un temps record pour l’époque), les personnages des Enfants du capitaine Grant font eux aussi le tour du monde, Samuel Fergusson, Dick Kennedy et Joe font le tour de l’Afrique. Robur et le Capitaine Nemo font eux aussi le tour du monde dans leurs milieux respectifs19.
Autre facteur aggravant : l’homme peut ne pas respecter la direction « naturelle » de son déplacement. Il peut vouloir nager (le capitaine Nemo), voler (Samuel Fergusson, Robur, Michel Ardan (De la terre à la lune)), s’enfoncer au sein de la terre (Lidenbrock), toutes ces tentatives ne devront pas rester impunies. Le vol surtout, représente une action tabou ; car vivre dans le ciel est le propre des astres et l’homme ne doit pas essayer de les « vaincre sur leur propre terrain ». Cette substitution aux astres surtout à la lune et au soleil est une constante de l’imaginaire vernien. Les romans « aéronautiques » l’attestent ; comme le soleil, Robur est celui qui disparaît et reparaît périodiquement ; détruit, il revient. Dans Cinq semaines en ballon les nègres prennent le ballon de Samuel Fergusson pour un concurrent de la lune ; plus tard, les trois passagers jouent eux-mêmes le rôle de « dieux lunaires », de même que Joe, plus tard, ou comme Uncle Prudent et Phil Evans (Le cinq cent million de la Bégum). Et en vérité, voler est un attribut des dieux. Presque tout le territoire africain parcouru par le ballon, depuis le territoire des cannibales jusqu’à l’embouchure du Niger, en passant par le désert, est un territoire sélénaire ; on y trouve même les Montagnes de la Lune, et c’est là que les trois voyageurs courront les risques les plus grands, visiblement, la lune n’apprécie pas les intrusions.
D’ailleurs l’espace se pose lui-même en limite : on le voit dans les romans « polaires » où il s’agit toujours de franchir une banquise, ou dans Michel Strogoff ou l’entrée dans ce territoire dangereux est signalée par la Volga, ou dans Le pilote du Danube où le fleuve lui-même constitue la limite. Ou cette limite peut prendre la forme de l’île. C’est pour cela que toutes les îles verniennes ont un air de famille, elles sont souvent protégées par de hautes falaises ; et elles sont volcaniques ou contiennent des volcans, en activité ou non – les volcans, comme passages dans l’au-delà. Ou, encore, si ces barrières naturelles sont dépassées, l’espace peut en produire d’autres.20
5. Figure de la réconciliation
Entre ces deux camps opposés, la lutte est souvent sans merci, et alors la partie prend l’aspect d’un jeu à somme nulle. Kongre, Ogareff, Ivan Striga, les pirates de Deux ans de vacances, sauf Forbes, sont vaincus d’une manière totale. Mais souvent aussi le jeu laisse une troisième possibilité et c’est justement la réconciliation. En effet, les réconciliations partielles abondent dans l’oeuvre de Jules Verne, lorsque l’identité d’un personnage est enfin reconnue, ou lorsqu’un danger ou la possibilité d’une nouvelle aventure se présente. Phileas Fogg se réconciliera avec Fix, Karl Dragoch avec Serge Ladko, Briant avec Doniphan, Phil Evans avec Uncle Prudent, Phileas Fogg avec le colonel de San Francisco. À l’inverse, Robur qui se retire dans sa solitude avec son Albatros refuse en fait toute réconciliation. Mais dans quelques récits cette réintégration est le thème clé de l’œuvre.
Cette réconciliation peut porter justement sur le personnage déstabilisateur, c’est-à-dire l’opposant qui peut cesser d’être ce « Geist der stets verneint » qu’il était. C’est justement ce qui arrive dans ce roman somme ou s’entrecroisent plusieurs chemins narratifs : L’île mystérieuse. C’est d’abord la réconciliation d’Ayrton avec le monde après sa rupture avec le capitaine Grant et son exil. Mais déjà la réconciliation s’annonce à la fin des Enfants du capitaine Grant, car, en prenant la place de son capitaine sur l’île Tabor, Ayrton reconnaissait qu’il était son équivalent et que sa valeur humaine n’avait point disparu. C’est justement cette valeur humaine qui sera reconnue à la fin de L’île mystérieuse, où Ayrton redeviendra pleinement homme, après sa chute dans l’animalité.
Mais c’est aussi la réconciliation du capitaine Nemo avec le monde, et ce n’est pas par hasard si ce n’est que maintenant qu’on lui donne son vrai nom, comme si on avait voulu le ressusciter. Il pourra redevenir homme en jouant le rôle de Providence pour Cyrus Smith et les siens21.
Dans d’autres cas, la réconciliation peut porter sur le héros lui-même – ce sera notamment le cas de Phileas Fogg. Malgré ses traits qui renvoient nettement au type du héros, son intégration au monde est précaire ; on ne connaît rien de son passé ; il semble vivre seul au monde, sans parents ni amis. De plus, sa froideur, son calme à tout épreuve, son manque apparent de sentiments ne laissent pas d’être inquiétants – c’est le calme des morts. Mais avec ce voyage, il sera réintégré – et sa réintégration, de nouveau se passera comme dans les contes de fée : il va sauver une femme qu’il épousera.
Enfin, cette réconciliation se fera entre deux confréries rivales. Si cette réconciliation échoue dans Robur le conquérant entre les tenants du ballon et ceux du « proto-avion », elle réussit dans De la Terre à la Lune, entre les fabricants de canons et les fabricants de blindages. L’ironie aimable de ce récit ne doit point nous tromper : ces deux confréries sont des confréries maléfiques d’esprits mortuaires. D’abord leur occupation les met en relation avec le monde infernal. Ensuite les explosifs dont ils sont si familiers les rapprochent de l’image archaïque ambiguë du forgeron ; et on se souvient que les matières incendiaires sont aussi un apanage du diable. Enfin, leur relation avec le monde du métal : non seulement ils utilisent les métaux pour les canons ou pour les plaques, mais certains d’entre eux, comme Marston, sont des être faits à moitié en métal, comme la vieille dame de Dürrenmatt. Or l’homme en métal (à l’instar du « convidado de piedra » de Tirso de Molina) est une figure mortuaire. Mais le roman nous racontera justement l’humanisation de ces confréries. D’abord, les artilleurs trouveront un autre métier plus pacifique ; ils fabriqueront un canon et un boulet pour conquérir la lune, nouveau défi aux astres qui sera puni d’une suite de journées où il fera un temps de chien. Et les deux confréries se réconcilieront sous le signe de cette nouvelle passion et Michel Ardan va sanctionner cette réconciliation en emmenant avec lui un explorateur de chacun des deux camps opposés.
Et, enfin, il y aura un roman ou presque tous les personnages seront sauvés et réconciliés avec le monde : c’est Le sphinx des glaces. Mais pour que cela ce passe, un autre mouvement doit aussi s’accomplir. On sait que dans ce roman le personnage principal ne croit pas à l’existence réelle des personnages d’Edgar Poe ; il les croit de pures fictions. Le rôle du récit c’est de lui montrer que ces personnages étaient bien des personnages « en chair et en os ». Les sauver ne signifie pas seulement les ramener de l’Antarctique, c’est aussi les débarrasser de leur statut « purement fictionnel » pour les replacer dans le réel, plus riche que toute imagination.
Et d’ailleurs un des symboles les plus puissants au roman, le glacier qui fond en laissant à découvert le corps de Patterson, n’est-il pas une métaphore de cette fiction qui se retire pour faire place ou réel ? Dans le récit d’Edgar Poe, les personnages restaient enfermées ; ils jouissaient d’une existence peut-être plus éthérée, mais aussi irréelle. Ce n’est que le récit de Jules Verne qui leur donne la pleine réalité. La meilleure manière de rendre hommage à un écrivain c’est de le dépasser.
Notes
1. Le caractère souvent conventionnel du personnage vernien n’a pas échappé aux commentateurs : voir entre beaucoup d’auteurs Lucian Boia, Jules Verne. Paradoxes d’un mythe. Paris, Les Belles Lettres, 2005. On ne peut pas oublier que Jules Verne a commencé par écrire des vaudevilles et des livrets d’opérette ; en un certain sens, il est resté pendant toute la vie un auteur de vaudeville (du moins si on le définit d’une manière sommaire comme un genre avec des personnages plus ou moins semblables et qui tire sa variété de l’art de l’auteur à savoir ménager les embrouilles, les quiproquos et les coups de théâtre). D’ailleurs certaines śuvres de jeunesse, Paris au XXe siècle notamment, sont des romans d’anticipation encore mal dégagé des conventions du théâtre populaire. Un indice de cette stéréotypie et aussi le fait qu’on peut parodier facilement ces œuvres. La meilleure parodie de Jules Verne est à notre connaissance signée par Anton Pavlovitch Tchekov.
2. L’animal est le même dans les trois cas : un guanaque.
3. Et même dans Les tribulations d’un Chinois en Chine ou tout se révèle être une bonne farce, ce n’est pas moins un combat contre la mort.
4. Voir Michel Serres, Jouvence. Sur Jules Verne. Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 258, et Claude Millet, Le légendaire au XIXe siècle, Paris, PUF, 1997, pp. 175-176.
5. Il est très significatif que les personnages verniens rêvent très peu, même dans les circonstances les plus dramatiques. Les quelques rêves d’Aronnax dans Vingt mille lieux sous les mers sont banals, purs rêves d’épouvante. Dans un seul roman peut-être l’onirisme est plus présent – Le sphinx des glaces (la voix entendue par Jeorling dans le demi-sommeil, ou le rêve du même personnage qui voit le sphinx des glaces est Pym ; mais ces rêves relèvent déjà de la vision prophétique).
6. Même sur un ton parodique, cette rêverie de la domestication est présente. Dans Cinq semaines en ballon, Joe rêve d’atteler des gypaètes au ballon ; Service, dans Deux ans de vacances veut, à l’exemple du Robinson suisse, domestiquer un nandou ; et les petits Dole et Costar dans le même roman chevauchent une tortue.
7. L’audace du héros peut prendre la parfois la forme du pari: par exemple celui de Phileas Fogg, ou sur un ton plus plaisant, celui de Paganel et de Mac Nabbs.
8. C’est pour cela que les chasseurs, dans nombre de mythologie, sont affectés d’impureté rituelle et doivent se purifier après chaque chasse. V. à propos R. Caillois, L’homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950, p. 38-39.
9. Le fouet est lui aussi une arme caractéristique du héros ; dans le beau poème du poète géorgien Chota Roustaveli, un des héros, Tariel utilise le fouet pour paralyser ses adversaires. D’ailleurs son claquement sert à éloigner les mauvais esprits – comme les « bambous pétardes » de Cyrus Smith servent à éloigner les léopards.
10. V. par exemple M. Eliade, Forgerons et alchimistes, Paris, Payot, 1956, passim.
11. Et la farce qu’il joue aux Maoris montre qu’il peut avoir à la rigueur aussi des pouvoirs de magicien. À la fin d’ailleurs Paganel deviendra bel et bien un personnage sacré – parce qu’il a été tatoué.
12. C.G. Jung, The Psychology of The Child Archetype, in Psyche and Symbol. New York, Doubleday, 1958, p. 129-131.
13. V. à ce sujet, pour un exemple grec, Jean Pierre Vernant in Mythe et pensée dans la Grèce ancienne (trad. roumaine), Bucarest, Éditions Meridiane, 1995, p 387.
14. De nouveau M. Eliade, Forgerons et alchimistes, passim.
15. Mais le rôle du serviteur peut être parfois instable : les serviteurs ridicules, paresseux et lâches comme Frycollin, parodie du bon nègre Nab, ou Soun, qui trahit même son maître à un moment donné au profit de Fry et Craig ; Joe lui-même succombe à la tentation de charger la nacelle du ballon avec de l’or et il n’expiera sa faute qu’en se sacrifiant lui-même en se jettent hors du ballon pour l’alléger. Et Passepartout, même sans le vouloir, donne à Fix d’autres raisons pour poursuivre Phileas Fogg ; l’épisode de la maison d’opium de Hong Kong montre les limites de sa prudence. C’est justement parce qu’il est faible que le serviteur à besoin d’un maître.
16. Cela peut sembler curieux si l’on se souvient que vers la même époque se développait une littérature populaire ayant comme personnages des pirates pittoresques (genre Sandokan, la tigre della Malaysia par E. Salgari) et que l’influence de Dostoïevski, le grand «réhabiliteur» des forçats, selon Nietzsche, se faisait déjà sentir. Mais, de toute évidence, Jules Verne reste en dehors de ce courant.
17. Le docteur Sarassin et Herr Schultze se ressemblent aussi ; ils sont tous les deux des savants, ils font partie de la même famille élargie et héritent de la même fortune. Mais cela ne les empêche point de faire des choses tout à fait contraires, de créer deux villes qui s’opposent sur tous les points.
18. Michel Butor, Essais sur les modernes, Paris, Gallimard, 1964.
19. Cette idée de hybris est d’ailleurs présente dans l’esprit des personnages, Samuel Fergusson, Ned Land et Hurliguerly (au moins dans leurs moments de désespoir) disent franchement « qu’on n’aurait pas dû le faire » et ce n’est pas par hasard qu’Axel ou Dick Kennedy ou Jeorling ne croient pas à la réalisation des projets de leurs chefs.
20. C’est là la signification des malchances terribles qui interviennent dans les récits verniens, l’éruption du volcan dans L’île mystérieuse, les glaces qui se referment sur le Nautilus, l’accident du relèvement subite de l’iceberg, puis la chute de la goélette dans Le sphinx des glaces, les nombreuses catastrophes de la traversée sud-américaine dans Les enfants du capitaine Grant ou l’attaque des gypaètes dans Cinq semaines en ballon, la déviation du bolide dans Autour de la lune. C’est une manière de dire que la nature ne se conduit point d’après des critères humains.
21 L’espace lui aussi, mais plus rarement, il est vrai, pourra être réconcilié de la même manière. L’île mystérieuse détruite par le volcan sera récréée par ses anciens colons au milieu des États-Unis, ce sera le dernier coup de maître de Cyrus Smith, cet habile savant-magicien.